Un jour de juin 1484, Christophe se déclara prêt. Ses conversations avec Behaïm avaient comblé les rares lacunes qu’il acceptait de s’avouer. L’heure était venue d’affronter le Comité des Mathématiciens, cette instance terrible qui avait l’oreille du Roi. Sans avis favorable dudit Comité, aucun financement de voyage ne pouvait être espéré.

Le Roi Jean II aimait le Savoir. Et comme tous ceux que cette passion tenaille, et donc effraie, il s’était entouré de savants dont il écoutait les conseils.

Parmi toutes les disciplines de la Connaissance, il montrait une préférence pour les mathématiques. Il y voyait plus que de simples jeux amusants pour l’esprit, plus qu’un langage, plus qu’un ordre secret auquel semblait obéir la Nature : une arme de gouvernement.

Il répétait qu’un pays aussi modeste en taille que son Portugal n’avait d’autre ressource que de se changer en mathématicien.

Et quand on lui demandait, avec tout le respect possible, de préciser sa pensée, il expliquait que l’intelligence était la seule ressource des faibles. Que, par suite, les mathématiques étant l’intelligence suprême, le royaume se devait d’en faire des alliées.

Telle était la logique qui l’avait poussé à créer ce Comité des Mathématiciens.

Pardonne à ma mémoire, je n’ai pas souvenir de tous les membres de ce Comité. Je ne me rappelle que les plus éminents d’entre eux, je veux dire les plus redoutables, ceux qui s’attaquèrent le plus durement à notre projet lorsque l’heure fut venue de le présenter au Roi.

Il y avait un homme d’Eglise, Diego Ortiz de Vilhegas.

Il y avait le Juif Rodrigo, si réputé qu’il n’avait besoin que de son prénom pour rayonner ; cosmographe, par ailleurs astrologue et médecin de la famille royale.

Il y avait l’autre Juif, José Vizinho, lui aussi médecin à ses heures, mais surtout reconnu dans toute l’Europe comme un maître en algèbre, l’un des professeurs les plus célèbres de l’université de Salamanque.

 

*

*  *

 

Diego Ortiz de Vilhegas, coordinateur (officieux) du Comité des Mathématiciens, croyait de toute son âme en Dieu et s’extasiait chaque jour devant Sa Création. C’est dire qu’il entretenait avec le Réel une relation confiante, voire affectueuse, contrairement à la plupart de ses collègues qui n’aimaient rien tant que se réfugier dans la paix des équations et l’ordre de démonstrations, et qui pestaient chaque jour contre le chaos puant, bavard et flou de la vie quotidienne. Villegas avait donc suggéré l’idée, jugée excellente par le Roi, de promenades. Oui, de simples promenades pour le Comité dans la ville et par les champs voisins.

« Croyez-moi, compagnons, pour éviter le plus haut mal, qui est celui de la folie, mieux vaut vérifier que certaines matérialités existent hors de nos cerveaux, et que cette information n’est pas forcement une menace ni une mauvaise nouvelle. »

La première promenade, limitée au centre de Lisbonne, fut un cauchemar pour les mathématiciens, les confirmant dans leur opinion que la seule compagnie supportable était celle des nombres.

Sitôt sortis du palais royal, la pâleur de leurs visages, leur allure de morts vivants, leur air égaré, la maladresse de leur démarche, en un mot leur étrangeté furent remarquées par deux, puis dix, puis cent enfants des rues qui ne les laissèrent plus en paix. Animé par le souci de rappeler à ses amis mathématiciens la diversité matérielle du monde, de même que certains aspects de la Création rétifs à l’emprisonnement dans des équations – par exemple les parfums ou les couleurs –, Vilhegas avait imaginé un circuit passant par la place Terreiro do Paço et donc par le marché. Cette plongée dans le concret dura peu. Sitôt le groupe engagé dans le labyrinthe des étals, il reçut un, puis dix, puis cent projectiles trop mûrs dans lesquels, s’ils avaient, ce jour-là, l’esprit à l’observation et à la classification, ils auraient reconnu des poires, des figues, des grenades, des goyaves et même quelques œufs. Mais ils ne pensaient qu’à fuir. Une patrouille de soldats, alertée par le désordre, les tira de ce mauvais pas.

 

Diego Ortiz ne se tint pas pour vaincu.

Il recommença l’expérience dans des quartiers plus tranquilles.

Et, peu à peu, la ville s’habitua à ces petits cortèges de distraits empêtrés dans leur corps. D’autant que de la crainte maintenant les protégeait. On savait le rôle qu’ils tenaient auprès du Roi.

 

Ce jour-là, un dimanche, alors que nous venions de déposer notre rapport, qui serait discuté le lendemain, nous aussi avions leçon de Réel. J’avais convaincu Christophe de reposer sa tête et de m’accompagner avec Diego jusqu’au cap où certaines familles s’obstinaient à guetter la mer. Elles s’étaient avancées jusqu’à l’extrémité de la falaise. Un pas de plus et elles seraient tombées. Elles dessinaient comme une ligne noire le long du royaume de Portugal.

Je sursautai. Le Comité venait à nous. Christophe se détourna. Les mathématiciens passèrent sans nous gratifier d’un coup d’œil. Ils discutaient. L’un demandait d’où venait cette foule de femmes qui bouchait la vue.

— De nous, lui répondit un autre, oui, de non. De nos conseils inconsidérés de voyages.

Le groupe s’arrêta, à l’évidence stupéfié par cette réponse.

— Par nos recommandations au Roi, nous envoyons au loin des milliers de marins dont moins de la moitié reviennent. En conséquente, nous fabriquons un nombre équivalent de veuves ou futures veuves éplorées.

— Quelle importance ?

— À quoi servent les femmes ?

— À propos, qui peut me dire la composition chimique des larmes ?

Je n’entendis pas la suite. Le Comité avait repris sa promenade.

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